Le maillot de bain rouge
Il y a 6 ans, mon père n’avait pas facebook, il était trop occupé à réparer des trucs qui n’étaient pas cassés dans sa chambre d’hôpital. Aujourd’hui il n'est toujours pas équipé, je suppose qu’il installe une autre fenêtre qui donne de l’intérieur à l’intérieur… Ou alors il ne m’a pas ajoutée à ses amis. Je ne sais pas. En tous les cas, je ne lui adresse pas des déclarations d’amour sur facebook, parce que je sais qu’il ne les lira pas.
Mais bon, comme mon père il est avec moi tous les jours, j’ai envie de parler de lui. Mon père, son plus grand défaut, c’est d’être mort. Aujourd’hui ça fait six ans. Il n’était pas parfait, il ne l’est pas devenu en s’en allant, mais c'était un sacré bonhomme. C’était mon père. Je pourrais vous en parler et faire un éloge funèbre tristissime en vous racontant son corps chétif, son visage émacié et son crâne d’oisillon déplumé, y ajouter une musique au piano et vous bricoler plein d’émotions M6, mais moi, j’ai juste envie de vous parler du maillot de bain rouge.
Le maillot de bain rouge de mon père c’est l’image qui me vient quand je pense à lui. Soyons précis, ce n’est pas un maillot de bain rouge ordinaire. Non. C’est un slip de bain. Un slip de bain de mauvaise qualité, increvable, comme on en trouvait chez Carrouf quand ça s’appelait encore Continent. Tellement increvable d’ailleurs que ce maillot de bain rouge, Papa il l’a porté pendant des années, même quand sa p’tite bouée s’est mise à déborder.
Ce maillot de bain rouge, il m’évoque les frisouilles brunes de mon père, celles que j’ai longtemps maudites sur ma propre caboche avant de les aimer et de les exhiber comme un trophée « j’en ai hérité, moi. » Parce qu’il était beau mon père. Petit, mais beau. J’en ai pris conscience le jour où pour la première fois j’ai bien voulu entendre qu’il n’était pas que père de famille. Ce jour là, c’est une sorte de top-model intellectuel avec le cœur sur la main, ma copine Anne, qui me l’a fait comprendre : « il est bel homme ton père . » Vingt ans plus tard, j’en biche encore.
Ce maillot de bain rouge, il me rappelle que mon père, il avait beau nous amener à l’arrêt de bus du lycée ma sœur et moi, en grelottant dans sa robe de chambre en acrylique bleu marine, il était soucieux de son image. A la même époque, celle de cette ingrate adolescence où nous ne sommes que mépris vis-à-vis de nos parents, il avait peut-être senti mon malaise quand il m’a accompagnée à la plage dans son maillot trop petit, retrouver mes amis. Je le revois rentrer son ventre et me demander de faire du sport avec moi. Malgré une hygiène de vie dont le seul vice était un léger faible pour les pâtisseries, au bout de quelques centaines de mètres, il crachait ses poumons. Mais n’ayant que faire de mes conseils, il se mettait à sprinter dès qu’on croisait du monde pour se remettre à marcher sitôt à l’abri des regards.
Ce maillot de bain rouge, donc, il m’incite à me souvenir du fait que j’adorais voir rire mon père. C’est vrai que sous ses épais sourcils en bataille il plantait parfois un regard qui me dissuadait de le chercher, mais quand il était de bonne humeur, ses yeux rieurs pouvaient largement rivaliser avec ceux de Jean Dujardin. Il était moqueur et un tout p’tit peu nerveux. Alors je n’avais pas tellement de mal à l’imaginer crever le ballon de son frère par vengeance quand ils étaient gamins, d’autant plus que lorsqu’il le racontait, il avait un léger rictus en même temps qu’un agacement encore présent.
Ce n’était peut-être pas dans son maillot de bain rouge que mon père montrait le meilleur de lui-même, mais dans son maillot moche, il redevenait simplement mon père, à moi, et je pouvais alors faire semblant d’ignorer que je n’étais pas la seule à l’aimer. En fait, Papa, à bien y réfléchir, c’était comme un super-héros rebelle, un super héros avec les manières du Prince of Bel Air qui mettait sa veste à l’envers. C’est son maillot de bain rouge qui le faisait passer de père ordinaire extra, à un être supérieur dans son habit de savoir Ollygan . Parce que mon père, il était petit, mais il était grand, c’était un self-made-man, une pile électrique qui n’arrêtait jamais et qui en imposait malgré les doutes qu’il avait de lui. Pas vraiment un animal social, plutôt un ours en fait, un ours tendre et pudique finalement, qui suscitait le respect et l’admiration.
C’était mon père. Je lui en ai voulu d’être parti, mais c’était égoïste. J’ai toujours un manque, mais je n’ai plus de rancœur, sauf une : je lui en veux d’avoir laissé mon frère dans son maillot de bain gris, sans lui avoir dit qu’il était comme lui.
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